Compagnie de Mr le Bailly de Suffren, Commandant l’Escadre du Roy à la côte de Coromandel
Du 17
février 1782
Le vent de
NE/4S au NE/4N. Petit frais ; à six heures du matin, nous avons
eu connaissances des onze vaisseaux dans la partie du sud courante
à l’ESE, les amures à bâbord comme nous, et environ
deux lieux de nous. Ils ont pavillon anglais à poupe, ce qui ne
permet pas de douter que ce ne soit l’Escadre anglaise.
A la
même heure, le Commandant a fait signal de ralliement à
son escadre, et de suite celui de former l’ordre de bataille dans
l’ordre naturel, arborant ses pavillons et flammes de distinction. De
suite, signal à
l’escadre de répéter tous ses signaux et de forcer de
voiles. A six heures ¾, le Flamand eut l’ordre d’occuper la
queue de la ligne. A sept heures, signal de serrer la
ligne. A sept heures ¾, le Général a
répété de former l’ordre de bataille dans l’ordre
naturel, les amures à bâbord. Manœuvre où la
plupart des Capitaines n’ont pas mis tout le zèle qu’ils
auraient pu pour exécuter l’ordre du Général.
A la dite
heure, la Pourvoyeuse et les Bons Amis nous ont ralliés. A 8
heures et ¼, le Commandant a fait signal qu’il renvoie sa
manœuvre indépendante. De fait, il a fait signal à la
seconde Division de forcer de voiles (manœuvre que l’on a
exécuté trop lentement). A 8 heures 40 minutes, le
Commandant a fait signal à la Pourvoyeuse de lui passer à
Poupe. A la dite heure, il a fait signal d’arriver au SSE. A 8h. 50m.
celui d’arriver au SE. Manœuvre qui bien exécutée devait
en assez peu de temps nous mettre près de l’ennemi qui courait
toujours la même bordée, mais au plus prêt du vent.
A 9 h, signal
de gouverner au SE/4S. A 9h. et ¼, le Commandant a fait signal
au Bizard de forcer de voiles. A 9h. ¾, signal au Bizard
d’arriver au SSE ; à 10 h. ½, le Général a
fait signal à l’Artésien de lui passer la Poupe. A 11h.
½, il a fait signal à l’Escadre d’arriver au Sud. A midi,
le vent toujours au NE, petit frais, le temps couvert et pluvieux par intervalle.
A cette
époque, le Général a fait signal
à la
seconde Division de forcer de voiles. Epoque où nous
faisions
vent arrière sur les ennemis que nous avions devant nous,
lesquels couraient au plus prêt, les amures à
bâbord, au nombre de neuf vaisseaux de ligne. La route
qu’ils
faisaient devait naturellement bientôt doubler notre ligne au
vent.
Si dès
6 heures du matin, les ennemis à environ deux lieues sous le
vent, c'est-à-dire dans le vent, courant la même
bordée que nous, le Général eut fait
former l’ordre de bataille sans avoir
égard au rang des
vaisseaux et de suite forcer de voile sur l’ennemi, entre 7
et 8h. du
matin, nous aurions immanquablement été
à la portée du pistolet
des ennemis ; position dans laquelle douze vaisseaux très
bien
armés doivent en attaquer neuf qui ne doivent pas
l’être si bien, et il est presque impossible que
cette
journée ne fût devenue pour la marine la plus
brillante de
ce siècle. Mais il en est encore temps, car il
n’est que midi.
A midi et
demie, le Général a fait signal à
toute l’escadre
d’arriver tous ensemble au SSO. Un instant après,
il a fait
celui de forcer de voiles à toute l’escadre, ce
que l’on a pas exécuté avec tout le
zèle et l’activité
nécessaire dans cette
conjoncture.
A 2 h.
½, le Général a fait signal à
l’Artésien, au Vengeur et au Petit Annibal de forcer de voiles.
A trois heures et ¼, le Général a commencé
le combat à la distance d’une grande demie portée de
canon, distance que j’ai trouvée beaucoup trop forte pour rendre
une affaire décisive et aussi avantageuse qu’elle devait
l’être pour nous.
Au
commencement du combat, notre escadre n’était pas bien en ligne,
surtout la seconde Division qui, malgré cela, a voulu commencer
le combat. Il a résulté de ce désordre que
plusieurs vaisseaux ont tiré les uns sur les autres, et toujours
à une trop grande distance de l’ennemi, au point de ne vouloir
pas me permettre de consommer inutilement mes munitions de guerre.
A 4 h, le
Général a fait signal de former l’ordre
de bataille sans
avoir égard à aucune perte. De suite, il a fait
celui
à l’Ajax et au Flamand de doubler
l’ennemi par la queue. L’Ajax ne faisant aucune
manœuvre pour
exécuter l’ordre du Général,
je me disposais et
fis sur le champ de la voile pour prendre le poste donné
à l’Ajax par le Général.
Pendant que
j’étais en route pour me rendre au poste de l’Ajax, le
Général fît signal à l’escadre d’approcher
l’ennemi à portée de pistolet, et il n’y a eu que moi qui
ai exécuté cet ordre, chose qui me parut très
extraordinaire.
Je me suis
approché du vaisseau de queue ennemi à moins de
la demie
portée de fusil. En passant entre les deux lignes, je ne fus
que
trop convaincu que l’Escadre combattait à une trop
grande distance ; à celle
de la demie portée de fusil où je
m’étais rendu,
je combattis et fus vivement combattu par l’Exeter,
serre-file de la ligne anglaise. Mes premières
bordées
causèrent un grand désordre dans ce vaisseau ; au
bout
d’une demie heure, son feu avait déjà
diminué, et le mien continuait à être
très
vif, malgré la perte que je subis. Au bout d’une
très
petite heure, je parvins à éteindre son feu, au
point de
ne pouvoir pas profiter de la position fâcheuse où
me mis
pour un moment le feu de l’Ajax qui, au lieu de tirer sur
l’ennemi,
tirait sur moi et me coupa, entre autres manœuvres, la drisse
de mon grand foc qui était la seule
voile qui me restait en état de balancer celles de
l’arrière, ce qui me fit présenter sur
le champ mon
devant au travers de ce vaisseau, lequel heureusement était
réduit à ne pouvoir pas me tirer un seul coup de
canon ;
et je l’aurai certainement pris si le
Général n’avait fait signal de
ralliement et de
cesser le combat, ce que je mis à exécution, le
cœur bien
peiné d’être obligé de
laisser ma proie.
Le Flamand,
qui jusque là n’avait malgré sa bonne volonté pu
attraper son poste y parvint après que j’eu cessé mon
feu, tira trois bordées. Ce vaisseau qui ne lui répondit
pas d’un seul coup de canon, ce qui prouve que je l’avais
réduit. Il était alors 6h. ½.
A 6h.
¾, le Général a fait signal de mettre en panne,
les amures à tribord, position où nous sommes
restés toute la nuit et jusqu’à dix heures du matin. Je
ne comprends pas pourquoi le Général a abandonné
les ennemis pendant la nuit ; s’il les avait conservés, il
était presque impossible qu’ils nous eussent
échappé. Je fus dans la nuit si persuadé de cette
vérité que je priai le premier vaisseau que je rencontrai
de m’envoyer un canot à bord voulant aller rendre compte au
Général de ma position et du désordre
qui paraissait régner chez les anglais lorsque je cessai le
combat. Mr de Pallière, à qui je m’adressai pour un canot
m’en promit un, et ne me l’envoya pas. Ne pouvant me fier
à aucune de mes manœuvres, je ne peux me permettre de mettre le
mien à la mer, ce qui m’obligea d’attendre le jour pour aller
rendre compte au Général de ma position.
Pendant la
nuit, je me suis occupé à visiter et réparer le
mal que mon Vaisseau avait souffert pendant le combat. J’ai eu vingt
hommes tués sur la place et jetés à la mer pendant le combat, vingt très
dangereusement blessés et destinés à périr
des suites de leurs blessures, quarante quatre moins dangereusement blessés ; total 84 hors de combat.
Presque toutes
mes manœuvres courantes et dormantes coupées, mon grand
mât endommagé par trois boulets, mon mât
d’artimon presque hors de service, un mât d’hune de rechange
coupé, une vergue d’hune de rechange coupée, deux canons
de la première batterie démontés, deux de la
seconde idem.
A 6h du matin,
le Général a fait signal de ralliement. A 7h, l’ayant
joint, j’ai mis avec beaucoup de difficultés un bateau à
la mer. Je me suis tout de suite transporté à son bord
pour lui rendre compte de ma
conduite dans la journée d’hier, pour laquelle il m’a
donné les plus grands éloges et m’approuva fort d’avoir
mis à exécution l’ordre qu’il avait donné
à l’Ajax et qu’il ne voulu pas exécuter. Le
Général me dit (en se servant de l’expression) «
Plût au ciel que tout le monde eut aussi bien
interprété et
exécuté mes ordres comme vous ». Il ajouta «
De plus, je suis désespéré d’avoir manqué
une aussi belle journée que celle d’hier ». Je pris la
liberté de lui dire que les
hommes sont souvent trompés faute de se connaître, que
dans la journée du 17, il en avait fait la dure
expérience dans la non valeur de plusieurs de ses
capitaines, et que je crois qu’il serait dangereux pour lui et l’Etat
de s’y exposer une seconde fois; que d’ailleurs, dans la position
où se trouvaient les anglais,
ils n’avaient d’autre ressource que d’aller à
Trinquemalé. Dans ce cas, il était le maître en les
suivant dans leur retraite, de les forcer à une seconde
action qui pour nous serait aussi brillante que devait l’être
celle du 17 ; que j’étais le vaisseau le plus
désemparé et que j’osais l’assurer ne pas
être le dernier à le suivre. Le Général
n’ayant pas pris à parti, a sans doute des raisons que je ne
dois pas pénétrer.
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